"Philosophes et humoristes sont traversés par les mêmes questions": entretien avec Gad Elmaleh aux Rencontres philosophiques de Monaco

Erine BLACHE Publié le 16/06/2025 à 11:20, mis à jour le 16/06/2025 à 11:45
À l’issue d’un échange d’une heure et demie sur la thématique: "Le rire de la vérité", Gad Elmaleh a répondu à quelques-unes de nos questions.
Dès le début de la conversation, alors qu’Olivia Gazalé s’exprimait, vous l’écoutiez attentivement, sans intervenir. Pourtant, une partie du public riait, comme s’il ne vous prenait pas au sérieux. Cela vous a-t-il dérangé ou déstabilisé?
Finalement, que vous le vouliez ou non, les gens attendent quelque chose de vous. Ce soir, cela a pris un certain temps, il a fallu plusieurs minutes avant qu’ils acceptent de me voir dans le rôle d’une personne qui est là pour échanger, pour penser à la manière d’un sociologue ou d’un philosophe, ce que je ne suis pas bien sûr. Mais je crois que c’est humain. Je ne trouve pas que cette réaction-là soit bizarre. D’ailleurs, ça m’arrive très souvent, notamment lorsque je discute avec des intellectuels chevronnés, qui ont un discours complexe, qui font de longues phrases… Les gens rient simplement parce qu’ils pensent que je vais faire une connerie. C’est peut-être aussi une manière pour eux de dire: "Ne nous abandonne pas"! [rires] Il y a un côté très touchant. C’est comme s’ils me disaient "Tu restes avec nous hein? Tu ne vas pas commencer à être trop sérieux". Mais ça ne m’a absolument pas dérangé. Au contraire, après nous avons pu rentrer dans quelque chose de beaucoup plus profond, dans un échange très intéressant.
Que retenez-vous de cette rencontre philosophique?
Je retiens une chose incroyable, c’est que j’ai profondément l’impression que les humoristes et les philosophes, même s’ils ne font pas exactement le même travail, sont traversés et préoccupés par les mêmes questions. Celles du temps, de la vérité, de l’amour, de la violence… Et ça me donne envie de lire un peu plus de philosophie, de m’y intéresser davantage. C’est une discipline qui intimide, qui fait peur aux gens parce qu’on croit que c’est réservé à une certaine élite alors qu’elle est réellement à la portée de tous.
"En ce moment, quelque chose me guide et me préoccupe : c'est le pardon"Et vous, quel élève étiez-vous en philosophie?
Un bon élève! C’est l’un des rares cours dont je me souvienne. J’avais adoré l’allégorie de la caverne de Platon. J’ai un souvenir d’un professeur, Michel Dussault, que j’admirais. Je l’écoutais avec délectation. J’aimais bien les cours de philo parce qu’ils me permettaient de partir un peu plus dans mon imaginaire. J’ai lu quelques philosophes. En ce moment, je travaille sur la question du temps pour un sketch et je lis ce que dit Bergson sur cette thématique. Je vais en faire quelque chose de drôle.
Pensez-vous que l’on s’approche plus facilement de la vérité grâce à l’humour?
Je pense que c’est le contraire. Il faut partir de la vérité pour faire rire. Après, est-ce qu’on l’atteint vraiment? Je ne sais pas. Mais en tout cas, on utilise cette vérité pour être juste et pour décrire le monde. Je pense qu’un humoriste qui n’est pas vrai ne peut pas faire rire. Avant j’étais plus distancé, je faisais des personnages, j’étais théâtral… Aujourd’hui j’ai envie de parler aux gens. D’ailleurs ce soir j’ai envie de jouer, s’il y avait un Comedy club quelque part, j’irai me jeter dedans! J’étais pourtant sur scène il y a 2 jours, mais j’en ai encore envie.
Si vous en avez une, quelle est votre philosophie de la vie?
En ce moment, il y a quelque chose qui me guide et qui me préoccupe: c’est le pardon. Le pardon pour être tranquille, pour vivre mieux, pour être serein. Mais aussi pour arrêter de ruminer. Pardonner à des gens qui, certes, nous ont fait du mal mais qui restent des humains. Après on n’est pas obligés de se réconcilier mais, moi, j’ai besoin de pardonner.
"Vous avez le droit de vous demander "Mais qu’est-ce qu’il fait là?" C’est tout à fait légitime". Voici l’une des premières phrases prononcée par Gad Elmaleh samedi soir au théâtre Princesse-Grace devant un public amusé. Il était invité, dans le cadre de la semaine PhiloMonaco, a échangé avec Olivia Gazalé, philosophe et auteur du livre "Le Paradoxe du rire" et Mouloud Achour, journaliste et animateur de télévision autour d’une thématique aussi intime que philosophique: "Le rire de la vérité". Et qui de mieux que lui pour explorer ce sujet?
Les cinq premières minutes, il est seul sur scène, dans son élément. Parsemant ses explications de traits d’humour, il revient en quelques mots sur les raisons de sa présence ici et sur ce qui le relie à la philosophie. Les gens rient, la salle se détend. À tel point que, lorsque les deux autres invités le rejoignent et que la conversation s’installe, les éclats de rire persistent. Comme si le public avait du mal à le voir basculer dans le sérieux. Malgré ce début décalé, l’échange trouve rapidement de la profondeur. "Le rire est souvent l’arme des faibles face aux puissants. Il peut véhiculer des opinions, les médiatiser, faire émerger des choses qu’on n’entend pas… Qu’est-ce que vous pensez de cela?", demande Mouloud Achour à la philosophe.
Réponse: "C’est une arme avec des pouvoirs multiples. Le rire peut être une arme de subversion et d’émancipation en questionnant le pouvoir. Et dans ce cas, elle peut être utilisée par les dominés pour contester des oppressions mais c’est aussi et depuis beaucoup plus longtemps, une arme de domination au service du pouvoir. Dans l’histoire, le rire a souvent été utilisé comme une arme de contrôle social."
Et soudain, le sketch du blond...Si les dominés sont de plus en plus nombreux à s’emparer du rire pour briser leurs chaînes, la phrase "On ne peut plus rien dire" se répand encore largement. Et Olivia Gazalé de demander "Mais qui est le "on"? Parce que si on regarde sur la scène comique, il y a des tas de voix qui étaient silenciées, notamment celles des femmes, des minorités racisées, des homosexuels, qu’on ne voyait jamais, qu’on n’entendait jamais qui maintenant montent sur scène. Donc c’est vrai qu’aujourd’hui cela peut apparaître comme un outil au service de la contestation sociale, avec ce geste que les sociologues appellent le ‘‘retournement du stigmate’’ qui consiste à réinterpréter, revisiter les enjeux de pouvoir et reconfigurer les imaginaires."
Gad Elmaleh rebondit immédiatement: "Cela me fait penser au sketch du blond. Quand je l’ai écrit, je l’ai stigmatisé parce que j’avais envie de parler de cette menace dans laquelle me mettaient ces gens qui étaient parfaits. Et ça ne date pas d’il y a quelques années, ça a commencé dès l’enfance. J’ai toujours eu l’impression d’être juste à côté de là où il fallait être en opposition avec celui que j’appelle le blond".
La célébrité de ce sketch témoigne peut-être d’une chose: les histoires sont toujours plus drôles quand elles naissent d’une vérité.
Nice Matin